La musique religieuse romaine

Mettre les dieux du côté de Rome par le culte public et obtenir des bienfaits par celui des divinités privées (Lares et Pénates) constituent les fonctions de la religion romaine, volontiers adoptante. La prise d'assaut de Véies (396 av. J-C.) relatée par Tite-Live est édifiante : considérant que la chute de la cité étrusque est impossible sans la conversion de Juno Regina, sa protectrice, il promet à la déesse de l'ennemi, un temple digne de sa grandeur. L'association des couples Apollon-Latone, Hercule-Diane, Mercure-Neptune en 389 av. J-C. et celle qui rassembla, en 217 av. J-C., les douze dieux du panthéon officiel romain à leurs équivalences grecques, constitue un épisode parmi d'autres de l'assimilation de divinités étrangères. La religion romaine diffère des croyances grecques où la vie des mythes est particulièrement riche. Hostiles aux jeux de l'imagination religieuse, les Romains attachaient une importance primordiale au rituel scrupuleusement accompli. Le conservatisme constituait l'élément dominant, l'évolution s'opéra par ajouts. Tous les rituels ne présentent pas la même sacralité. Dans sa description de la fête de la nouvelle année, Ovide décrit la foule installée sur les bords du Tibre où les hommes et les femmes boivent, gesticulent et dansent en chantant des chansons paillardes. Protectrice du solstice d'hiver, Angerona représentée la bouche bandée, un doigt sur les lèvres commande le silence. Des chants étrangers au rituel accompagnent parfois le culte : "Les soldats marchant derrière l'imperator victorieux qui monte au Capitole, badigeonné de rouge comme la statue de Jupiter dont il est, pour quelques heures, le double humain, chantent des refrains satiriques à son endroit, pour le protéger des dangers inhérents à cette apothéose" (Tite-Live). Dans une religion polythéiste, les rites présentent autant de diversité que de divinités ; les dieux règnent du foyer au temple, les Augures confèrent à la vie quotidienne, des croyances superstitieuses. Mais, les Romains distinguaient nettement l'observation des signes divins, de pure information, et l'action cultuelle qui crée des liens solides entre les hommes et les Dieux par l'intermédiaire des rites scrupuleusement accomplis (sacra) dans laquelle la musique possède une fonction incontournable.

Les Sources

La sculpture et la peinture révèlent l'existence de la musique romaine, la situent socialement et indiquent en quelles occasions on fait appel aux musiciens. L'ensemble des représentations permet de dresser l'inventaire des instruments ; assez précises, certaines autorisent une étude organologique, parfois confirmées par les découvertes archéologiques. La littérature aide à comprendre qui la pratiquait et dans quelles circonstances, renseigne sur l'origine ethnique et sociale des musiciens et indique l'estime ou le mépris accordés à la musique. Toutefois, les sources restent partielles et rendent l'observateur tributaire des vestiges artistiques. En douze siècles, des Etrusques au triomphe musical du christianisme, le paganisme romain évolua ; les témoins archéo-musicologiques concernent leur époque et peuvent rarement être transposés dans le temps.

Le culte public

Les plus anciennes manifestations musicales en Italie datent des Etrusques. La tombe des léopards de Tarquinia (475 av. J-C.) montre un joueur d'aulos double, instrument à anche de la famille des hautbois. Les latins la nomment tibia ; le théoricien grec Aristoxène de Tarente en énumère cinq suivant les tessitures qui vont de la voix d'enfant à la basse. Les Romains la nomment tibia égyptienne, lydienne, phrygienne (celle dont un tuyau est recourbé). Les tibiae provenant d'une tombe près de Nimègue, importé de l'est de l'empire, sont faites d'os de vautour. Une copie moderne permet d'en retrouver le son qui rappelle celui de la cornemuse. Selon la tradition, Numa, deuxième roi de Rome (-672), institua le collège des tibicines romains. Dès l'origine des institutions, les musiciens sont associés aux fêtes religieuses de la cité (sacra publica). Aucune solennité religieuse ne saurait se dérouler sans eux. Pour les offices quotidiens, le prêtre est accompagné d'un tibicen lorsque ce musicien est seul, ou d'un tibicen et d'un fidicen (joueur de lyre). Acte religieux par excellence, le sacrifice emploie un seul tibicen sur la plupart des scènes, témoignages confirmés par Cicéron, Varron et Pline l'Ancien. L'autel des vigomagistri desservants les Lares (dieux du foyer) d'Auguste compose une représentation fidèle aux textes. De chaque côté de l'autel, deux prêtres et apparemment deux prêtresses se font face. Le tibicen occupe la position centrale et apparaît comme le personnage principal : une seule erreur du tibicen et le rituel ne pouvait être accompli ; son voile lui confère la fonction de prêtre. Le rôle du licteur placé au fond consiste à porter une hache entourée d'un faisceau de verges et à précéder le cortège. Le taureau de belle stature et un sanglier ceints de larges bandelettes étaient aspergés de vin, de farine d'épeautre torréfié et de sel ; les victimaires passaient sur le corps des victimes, de la tête à la queue, la pointe du couteau sacrificiel, avant de les achever pour l'examen rigoureux des viscères.

Dès la fin de la république, le collegium tibicinum et fidicinum succèdent à l'ancien. Cicéron mentionne l'emploi de la lyre dans les banquets en l'honneur des dieux. Phorphyrion au IIIe siècle précise : "Personne n'ignore qu'aujourd'hui encore, on se sert à Rome de tibicen aussi bien que de fidicen pour célébrer les sacrifices".

Les musiciens participent aussi aux cortèges funéraires. Les cuivres, habituels serviteurs de la musique militaire apparaissent, non seulement pour l'enterrement des combattants, mais pour ceux des riches civils ; "Il y a tant de cornu, de tibiae et d'instruments à vent que le malheureux empereur manque d'être réveillé" s'exclame Sénèque à l'occasion de l'enterrement parodique de Claude. L'utilisation des cuivres conférait l'éclat réfuté par Properce : "Ni tubae, ni long cortège". Pour les lamentations, ne restent que les tibicen : les hautbois propices à l'atmosphère intime et mystérieuse.

Le culte militaire

Le 1er°mars et en octobre, pour célébrer le début et la fin de la saison des armes, la confrérie des Saliens, portant lances et boucliers bilobés, parcourt les rues de Rome. Cicéron évoque la puissance irrésistible de la mélodie jouée par des hautbois et des instruments à cordes, associée au tripudium, danse guerrière de rythme ternaire. À leur tête, un maître, un premier danseur et un chantre : fonctions qu'occupera successivement Marc Aurèle, enrôlé dans la confrérie (sodales) en 129 par l'Empereur Hadrien, à l'âge de huit ans. Liés au culte impérial, leurs chants inclus le nom d'Auguste (Dion Cassius) ; probablement de hautes Antiquités, la Carmen est incompréhensible par Cicéron. Les rites se terminaient par un sacrifice dans le temple de Mars, dieu de la guerre ; les prêtres dévoraient ensuite la viande sacrée au cours d'un banquet ; Suétone raconte que l'Empereur Claude, alléché par le fumet, quitta son tribunal pour ripailler avec eux.

L'autre cérémonie importante de la saison guerrière s'appelait le tubilustrium, lustration des trompettes, purifiées symboliquement le 23 mars et le 23 mai. Les trois tubicines des bas-reliefs Cancellaria semblent évoquer cette fête.

Les religions orientales

Dès le IVe°siècle av. J-C. les rites étrangers pénétrèrent la religion romaine. La Grèce apporta sa forme musicale ; les cultes orientaux : quelques instruments et des pratiques religieuses dans lesquelles la musique bénéficiait d'une place importante.

Le succès du culte de Dionysios entraîna les autorités à interdire les bacchanales en 186 av. J-C. Loin de réussir, malgré les persécutions, elles tentèrent d'en réglementer les excès ; sa disparition semble coïncider avec l'avènement du christianisme officiel sous Constantin. Religion personnelle, elle concernait la destinée de chaque individu. Révélé par les fresques de Pompeï, le rite promettait aux adeptes une nouvelle naissance, semblable à celle de Dionysios, le deux fois né, fils de Zeus et Sémélé, tué par les Titans et ressuscité par son père. La frise de la Villa des mystères montre Silène, père nourricier de Dionysos, jouant une lyre à huit cordes et le dieu Pan qui tient une flûte à sept tuyaux. Cet impressionnant ensemble pictural, animé par 29 personnages, achève le cérémonial par une scène de flagellation où une femme nue danse en accompagnant le supplice par des cymbales. Les personnages sont représentés grandeur nature et la proportion des instruments semble respecté, ce qui permet d'en apprécier la tessiture. La lyre de Silène, de conception grecque, semble munie d'une caisse zoomorphe. La courbe des montants, outre l'élégance, aide à résister à la tension des cordes de longueurs égales, conformes aux pratiques hellénistiques. Les différentes notes pouvaient s'obtenir en variant la tension ; pour les basses, en enroulant deux cordes ensemble pour en augmenter le diamètre, comme le pratiquent encore les harpistes sud-américains. Les Grecs disposaient de deux lyres : la lyra à 7 cordes et la kithara à 11, réservée aux professionnels. Chez les Romains, on remarque la testudo de 4 à 7 cordes (qui qualifie un instrument dont le fond est composé d'une carapace de tortue), la kithara ou fidula utilisée pour la citharodie, genre poétique accompagné. Des doigts de la main gauche, le musicien accompagne le chant ; lors des interludes ou en doublant la mélodie, la main droite, équipée d'un plectre, exécute un solo. Diverses œuvres tardives attestent cette pratique : principalement un tissu de laine sur trame de lin réalisé en Egypte, au IVe° ou Ve° siècle, selon un modèle purement romain. D'autres instruments participent au culte de Dionysos : la tibia double représentée à la Villa Farnesina (19 av. J-C.), la tibia phrygienne reconnaissable à l'un des tuyaux recourbé sur un sarcophage du palais des conservateurs (180), le tambourin, dans une représentation africaine : la mosaïque de Sousse (début 3°).

Sous Claude, les fervents disciples de la déesse Mâ tournoient dans leurs longues robes noires au son du tambour et des trompettes et se tailladent les bras à coups de glaive et de Hache. Le culte de Cybèle, déesse anatolienne de la fertilité, fut introduit officiellement en 205 av. J-C. Pratiqué par l'aristocratie, une sévère réglementation administrative fixait les rapports avec le peuple romain, le caractère orgiastique du culte, la troupe bruyante des prêtres eunuques apparaissaient comme des manifestations scandaleuses. Seuls, un prêtre et une prêtresse phrygiens pouvaient assurer le service, ce que confirment Catule et Denys d'Halicarnasse en distinguant les officiants orientaux jouant de la tibia phrygienne, au reste des fidèles. Les rites et les sacrifices devaient être pratiqués à l'intérieur de l'enceinte du temple, sauf, le jour de la procession annuelle qui conduisait la dame noire hors de ses enclos sacrés du Palatin, lieu des divinités étrangères. Les prêtres traversaient Rome au son du tympanum (tambour) et des cymbales parce qu'elles ressemblent, selon Servius, "aux deux hémicycles du ciel qui ceignent la terre, mère des Dieux."

Comment sonnait la musique romaine

Un seul fragment musical proprement romain nous est parvenu : quatre mesures en notation grecque où s'égrènent trois notes sur un vers de l'Hecyre de Terence (190-159 av. JC). L'admiration des Romains pour la culture artistique grecque, l'utilisation par les citharèdes latins de pseudonymes à consonance hellénistique, la persistance des traditions grecques dans la musique des premiers siècles chrétiens (manuscrit d'Oxyrhynchus en Egypte daté de la fin du IIIe° siècle), les références des Pères de l'Eglise et des musiciens du Moyen Âge qui croyaient utiliser les principes de la musique hellénique, en nommant les tons avec des termes grecs latinisés, permettent de supposer sans risque, malgré l'absence de sources, la parenté hellénistique de la musique romaine.

Le recueil des poètes lyriques, le Corpus des métriciens et des musicologues antiques, les débris subsistant de la mélopée permirent à Théodore Reinach de poser quelques principes incontestés de la musique grecque. Pour la mélodie, les anciens n'admettaient que trois intervalles consonants (l'octave, la quinte et la quarte), entre lesquels les pythagoriciens devaient découvrir des relations numériques basées sur la division de la corde ; ils adjoignaient deux douces dissonances (les tierces et les sixtes majeures), esthétiques éloignées de nos conceptions harmoniques actuelles. Le parcours des mélodies populaires restait confiné dans les limites d'une octave (une gamme actuelle). Chaque pays utilisait ses propres formules mélodiques (modes doriens, lydiens, phrygiens, iastien, locrien...) qui influencèrent l'ensemble du système. Selon Aristote, le mouvement mélodique naturel s'opère de l'aigu au grave. D'après Aristide Quintillien, la mélodie représente le principe femelle de la musique, le rythme, l'élément mâle. La rythmique musicale se confondait avec la versification métrique. Fondé sur le principe quantitatif par la succession de longues et de brèves (une longue et deux brèves forment un pied), le rythme des paroles s'imposait à la mélopée placée sur elles.

Pour la musique religieuse romaine, il faut envisager une rythmique propre aux prononciation et versification latines. La scrupulosité des rites, le conservatisme avec lesquels ils étaient effectués laissent croire que le tibicen jouait des mélodies de haute Antiquité, peut être d'origine étrusque ou grecque, mais si son rôle consistait à doubler la scansion, ce qu'on ne peut savoir car aucun texte ne détaille les rituels, nous supposons qu'il jouait une musique romaine originale. Si nous suivons Cicéron, ce devait être la plus poignante des musiques "nous nous révélons parfois inférieurs aux peuples étrangers, aux Gaulois par la force, aux Grecs pour les arts, mais dans la religion, le culte des Dieux, nous sommes de beaucoup supérieurs ; c'est par la piété, cette sagesse privilégiée qui nous a fait comprendre que tout est dirigé par la puissance des Dieux que nous avons montré notre supériorité sur tous les peuples et toutes les nations."

Lionel DIEU
 
 

Pour en savoir plus

Théodore Reinach, La musique grecque, Payot 1926, réédité par les Editions d'Aujourd'hui en 1976.

Yves Lehmann, La religion romaine, Que sais-je ? PUF.

Musiciens romains de l'Antiquité, Alain Baudot, Editions Klincksieck

Lionel Dieu, La musique romaine, Revue Musique Ancienne n° 21, CAEL, Bourg-la-Reine.

Lionel Dieu, A Rome, musique pour les dieux, revue Notre Histoire N° 123, juin 1995.

Tous les textes latins et grecs relatifs à la musique antique figurent dans la thèse de Günther Wille : Musica Romana, consultable à la bibliothèque de l'institut d'art et d'archéologie de Paris, situé désormais dans la salle des imprimés de la BNF.
 
 

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